Mireille Sorgue
Les ouvrages

L’Amant, Extrait 2

 

Quand finit notre rage contraire, comme une guerre de désir, quand cessent les tambours que répercute le sang, quand s'achève le pillage de volées d'oiseaux voraces nous criblant de leurs becs mieux qu'ils ne feraient de l'aire aux grains, et que nous nous relevons pauvres, et que nous sommes nus, quand nous croyons que nous avons tout perdu, nous retrouvons nos mains. Nous n'avons qu'elles. Et, sans doute, ces regards rivés dont rien ne saurait traverser le champ, le double vœu d'un baiser sur nos bouches, ton nom si je le dis, nos chaleurs mêlées nous unissent; mais nos mains matérielles nous confortent bien mieux. Il nous semble que, solides, elles portent, soutiennent toute espérance; que mobiles elles remettent l'amour debout, qu'elles l'édifient demain.
Nos mains nous restent, pour nous sauver à chaque fois du désespoir de n'avoir su nous accomplir, nous abolir, pour nous consoler de l'avoir vainement, crédulement tenté. Nos mains nous restent comme elles nous resteront, vivaces, quand nous aurons vieilli, quand nous nous connaîtrons depuis si longtemps, quand nous nous aimerons si bien qu'une caresse sans fièvre, mieux que l'étreinte d'aujourd'hui, nous comblera. Nos mains nous seront chères comme un paysage de notre mémoire, nos gestes auront la beauté des réminiscences; nos gestes seront des anniversaires – une paume renversée vers ton visage, un bouquet fait de nos doigts, et celui-ci, qui joue à suivre le bord de ta lèvre. Nos mains décidément ne se fanent pas, notre jeunesse y dure jusqu'au silence dont nous faisons notre alliance.

   Jusqu'au silence d'outre-mort où nous ne les dénouerons pas.
   Vivre et mourir s'enchaînant, qui de nous traînera l'autre?
   Je ne veux pas être la morte qu'il faut porter!
   La morte qui résiste, fait la sourde. Je ne veux pas être la charge qui déchire tes bras; je ne veux pas être la charge, la peine; je ne veux pas être la morte! La plus lourde.
   Je veux, te conduisant par la main, te haler dans la suite des jours sans que varie la couleur ni la mesure du temps.
   Mes bras sont le fleuve où je te promène. Mes mains font ce bercement. Réelle irréelle navigation mon amour léger n'avons-nous pas toujours vécu dans ce songe docile? Savions-nous d'autre raison que le sillage de nos mains? L'heure où tu meurs ne nous divise pas : je tiens sans changer; nos mains font l'amour ininterrompu.


 

 Mais je rêve : on nous séparera!
On nous séparera. Comment imaginer que je puisse être privée de tes mains?
Quand je ne t'ai vu depuis longtemps, je suis plus nue qu'un arbre en hiver, j'ai froid comme l'arbre sans feuilles, et le jour et la nuit me sont givre et gerçure. Quand je ne t'ai vu depuis longtemps, j'ai soif de tes mains comme l'arbre de feuilles neuves à la fin de l'hiver,
De feuilles neuves et d'ailes de mésanges.
On nous séparera.
Comment fera-t-on pour défaire la tresse de nos doigts?
Comment fera-t-on pour me détacher? On m'arrachera!
On verra mes doigts à nu. On verra nues mes racines.
On verra mes doigts mes racines coupées.
   Comment l'imaginer, que je serai celle qui se noie, dont on écrase les doigts agrippés au radeau, celle qui voudrait vivre dont on tranche un à un les doigts?
   Mais je rêve : tes mains mortes seront froides, je glisserai dans leur indifférence, elles ne me retiendront plus.
   Elles partiront de moi, toutes tes mains ensemble, mes brusques oiseaux fuis.
  Elles tomberont de moi... Que devient leur chair de pétale?
   Pas autre chose qu'une statue.
C'est ainsi sans doute qu'on cesse d'être aimée.
C'est alors qu'on apprend qu'on est seule.
   Le feu me tiendra-t-il lieu de tes mains?
   Le feu, les feuilles, l'ombre végétale,
   le feu, la pluie, la forêt,
   le feu du vent dans la forêts,
   le feu pâle du soleil dans l'eau,
   le nuage où je m'effiloche,
   le livre qui froisse ma veille de ses pages successives,
   l'exaltation des hautes futaies dont m'entoure l'orgue,
   d'autres mains? Rien, je le sais.
   Rien ne me tiendra lieu de mains. Ah, seulement à le dire (faut-il qu'on livre mes poignets à la hache?), je sens déjà l'excès de sang qui bute sourd aux moignons.

A quoi sert que j'élance mes mains?
Je ne les dépasserai pas.
Toute ma vie tire vers la limite de mes doigts où je souffre de finir.
A quoi sert que j'élève mes mains, ce fiévreux drapeau, pour faire signe de détresse? Celui qui me répond nous leurre :
nos mains comme nous sont mortelles.

Mais je refuse.
Je referai tes mains.
Non que je sache contraindre l'argile, la pierre ou la toile à te ressembler.
J'ai seulement pour nous sauver le langage que je partage avec tous, les mots qui viennent sous mes doigts; je les choisis comme des fruits, pour leur rondeur et leur velours. Ils font, mis à la suite, volutes, arabesques, ce calligramme où je rêve que j'inscris ton mouvement. Et j'aime que ce matériau soit le plus subtil, le plus fluide qui soit, comme convenant à refaire le tissu des caresses avec le jour ancien pris au travers, ou bien ma chair de fille châtaine.

Je referai tes mains!...

Mais comment l'aurait-elle su? Elle ne le disait si haut que pour se donner du courage. A peine l'avait-elle prétendu, elle en désespérait. Autant vouloir, songeait-elle, saisir l'eau, retenir le vent. Elle fermait les yeux pour mieux voir en deçà de ses larmes, et ce qui lui apparaissait maintenant comme l'équivalent de deux mains amoureuses, c'était la lente combustion de très grands arbres mus par la brise dans la lumière d'un après-midi d'été. Peupliers où l'on entend la rivière. Où l'on voit bruire la rivière sous les espèces d'un vertical ruissellement de médailles. Peupliers comme le ternissement d'un trésor, son usure perceptible dans la durée. Elle les avait regardés, écoutés très longtemps avant de pouvoir se soustraire à la fascination qu'ils exerçaient sur elle. C'était un tel fourmillement... Ce mot, venu à ses lèvres, l'avait libérée : ce qu'elle observait, c'était la vie d'animaux par milliers; ce qui l'assourdissait, le grésillement d'ailes agglutinées. L'arbre vivait comme un essaim. Et l'arbre et l'essaim se confondant, et durant ensemble, ce qu'elle regardait vivre, c'étaient l'espace et le temps. Le temps, l'espace étaient visibles, étaient vivants, elle les regardait à leur source.
 Comme elle regardait l'arbre et l'essaim semblable que faisaient les mains de son amant, et le temps, l'espace intimes y prenant source. Dès lors, comment dire les mains sans que chacune de leurs faces ne régénère autour de soi la totalité d'un moment? Comment les dire, sinon comme un miroir où se voir vivre? Comment les dire sans tout dire de soi, de Lui et du monde vécu ensemble? Il faudrait pouvoir isoler le reflet de leur assistance continuelle et furtive, recomposer cette lumineuse symphonie. Comment le saurait-elle?

   Mais que ne demeurent jamais dans aucune mémoire, fût-ce mémoire de papier, ces vivants, ces gisants aux doigts liés – cela je le refuse.

   Je referai tes mains et les miennes, et nous y serons contenus : nous, nos maisons, nos rivages, nos astres, nos préférences, nous-mêmes jusqu'aux empreintes de nos doigts, jusqu'aux bribes de baisers pleuvant perdues, jusqu'aux secrets infimes qui nous font rire, jusqu'aux larmes sans raison, jusqu'à l'origine et la fin de nos paroles.

 

pp 129-134 (Voir Publications)

L’Amant, Extrait 1

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