Mireille Sorgue
Les derniers jours, le dernier manuscrit

 

 

En juillet 1967 Mireille rencontre à Paris un étudiant palestinien, Fathi D., dont elle s’éprend. De retour chez ses parents à Lacaune, elle s’enferme toute la journée dans sa chambre pour écrire, réussissant à dissimuler son bouleversement à ses parents. Ceux-ci partent à Cannes chez la grand-mère paternelle. Mireille continue à écrire ce qui sera sa dernière œuvre, inachevée.  Après plusieurs jours de douloureuses hésitations (« Je ne peux prendre une décision. Quand j’essaye, je me déchire en deux. »), elle décide de rejoindre Fathi. Elle laisse pour ses parents la lettre que nous donnons ci-dessous dans son intégralité, mis à part les patronymes, que nous réduisons à leur initiale.

Lacaune, 12 août 1967 à 11 heures 10 du matin

Mes parents
Je vous aime et je vous quitte. Le 19 juillet à Paris j’ai rencontré Fathi D. avec qui désormais je vais vivre. Il m’est impossible de fournir la moindre explication. Je veux bien pourtant vous donner sa lettre. Fathi écrit mal le français. C’est moi qui le lui apprendrai. Il parle et écrit l’arabe comme je parle et écris le français. Je l’aime, le reste m’est absolument égal et je m’en vais bien que vous soyez mon père et ma mère chéris, bien que j’aie pour vous une immense gratitude, bien que je vous aime. En dix jours j’ai écrit tout un livre pour me détacher de tout mon passé. C’est un livre très beau mais cela m’est égal. Je l’envoie aujourd’hui à Robert Morel au Jas du Revest Saint-Martin. Et je m’en désintéresse définitivement. Avant de partir je ferai tout ce que Papa a marqué sur la feuille.
Je pars ce soir par le car de 4 heures et demie à Toulouse, et ce soir de Toulouse pour Paris où je serai demain matin. Il y a un obstacle, le problème des clefs. Les ouvriers sont dans l’appartement de mademoiselle R. Ils n’auront pas fini ce soir avant 4 heures et demie. Je viens de m’entendre avec monsieur G. Je lui laisse la clef de l’appartement de mademoiselle R. et aussi la clef de la porte du couloir qui donne sur le préau. Problème madame C. : je vais aller voir madame C. et lui dire que j’ai laissé cette clef à monsieur G. Elle le connaît, elle la lui demandera lorsqu’elle en aura besoin.
Comme je me doutais que je finirais par partir j’avais hier commencé à ranger la maison. Je n’ai fait que la cuisine et n’aurai pas le temps de faire le reste. Je monte dans la chambre de Françou le magnétophone. Voudrez-vous le rendre à madame D. de ma part ? Merci. Quant à la bande d’Assimil latin dont je n’ai plus besoin, ayant assez à faire pour apprendre la langue de Fathi, je la renverrai à son propriétaire qui, à partir du 16 août, se trouvera à Saint-Pompain, Deux-Sèvres.
Je vous aime.
Je regrette, parce que je vous aime, que Papa ait dit : « Je ne veux pas d’Arabe chez moi. » Je ne lui tiens pas rigueur de ces mots. Il n’a pas les mêmes raisons ou la même absence de raison que moi pour accepter de vivre avec un Arabe. Je peux présenter Fathi à n’importe qui et je vous le présenterai quand vous le voudrez si vous le voulez un jour.
Je ne reviendrai pas sans lui à la maison bien que, je le répète, je vous aime.

J’ai décidé aujourd’hui à 11 heures 10, après avoir terminé mon livre, de vivre désormais selon mon grand désir. Désir trop longtemps brimé. Peut-être la violence que je montre aujourd’hui est-elle la conséquence d’une trop longue sagesse. Je redeviendrai sage mais d’une autre manière pour assurer notre survie, pour régler les multiples problèmes matériels qui se posent à nous. Mais comme je l’ai dit à Maman l’autre jour ce ne sont que des problèmes matériels, et ma volonté de les résoudre est très grande. Il faut évidemment que je déménage. Je ne pourrai le faire que lorsque je saurai si l’administration m’autorise à vivre à Paris, ou si Fathi doit venir à Toulouse. Il est probable que je passerai septembre à Paris (Fathi D., chez monsieur Rémi B., 5, place de l’Odéon, Paris 6e). Je vais demander à la poste de Toulouse que mon courrier soit envoyé là-bas.
Nous nous verrons quand vous le voudrez pourvu que j’aie l’argent du voyage. J’irai de même à Cannes si l’on veut nous recevoir, quand j’aurai de l’argent. Je veux que vous compreniez bien que je n’ai pas besoin de rompre avec vous pour être heureuse, que cette rupture ne peut être que si vous la décidez et qu’elle cessera si vous voulez un jour nous voir ensemble.
Je vous demande pardon de laisser ici un certain désordre et d’avoir usé de votre téléphone pour adresser tout à l’heure à Fathi le télégramme suivant : je serai demain à Paris.

Je vous aime tous. Mireille

J’ai appris hier que j’avais été reçue 28e au capes. Fragment d’une justification dont je n’ai pas besoin : depuis mon retour de Paris je ne dors qu’avec des somnifères, qui ne font pas toujours leur effet ; et je prends plusieurs fois par jour de l’aspro. Je vous laisse aspro et binoctal dont je n’ai plus aucun besoin puisque je suis heureuse, saine et vivante. Mireille

J’embrasse surtout Mémé et je lui demande si elle souhaite toujours voir, tant qu’il en est temps, un enfant de moi ? Même s’il s’appelle Mohamed ou de tout autre prénom arabe ?

 

Arrivée en gare de Toulouse, elle écrit sa dernière lettre à ses parents :

 

 

Des quelques jours que Mireille a passés auprès de Fathi à Paris, nous savons grâce au témoignage de celui-ci que Mireille n’a cessé de passer de la joie (elle dansait dans la rue et disait « je suis une nouvelle Mireille ») à l’angoisse (« j’ai peur, Fathi, j’imagine beaucoup de choses terribles, j’imagine que quand tu me laisses quelques minutes je ne te verrai plus […] si tu dors je veille sur toi et si je dors tu veilles sur moi ; il ne faut pas mourir. » Elle disait aussi sa terreur du feu et des éclairs, et l’on ne peut alors que penser à la terrible lettre qu’elle écrivit les 8, 9 et 10 mars 1963 (Lettres à l’Amant tome 1)

Mireille décide de partir à Toulouse pour régler les problèmes concernant ses études et son studio. Fathi travaille pour financer ses études, il ne peut se libérer qu’à la fin du mois d’août. Au soir du 15 août ils dînent ensemble, se promènent au bord de la Seine ; il est 22 heures, le rapide Paris-Toulouse ne partira qu’à 23 heures 10 mais Fathi, qui aurait dû reprendre son travail à 20 heures, doit laisser Mireille. « Je l’ai laissée, nous étions très contents, très heureux et très gais tous les deux. » Restée seule à la gare, avec une bonne heure à attendre, il est probable que Mireille aura utilisé le téléphone. Des décisions avaient été prises. Quelle autre raison que des paroles alors entendues aurait à ce point bouleversé son humeur qu’elle passa la nuit dans le train à sangloter sans qu’aucun des voyageurs ne parvienne à la réconforter et qu’elle finit par choisir sa propre disparition ? Quand, à l’aube, elle ouvre la porte du train, elle n’emporte avec elle que son dernier manuscrit, placé dans une enveloppe portant l’adresse de l’éditeur Robert Morel.

Nous donnons ici, le plus fidèlement possible compte tenu des difficultés que nous avons rencontrées pour déchiffrer ces pages, des extraits de ce manuscrit,  ceux où Mireille parle de l’écriture. Sami est le prénom qu’elle donne au personnage inspiré de Fathi.

 

4 août 1967

Sur les lettres à Sami du 3 août 1967, lettres qui ne furent pas envoyées, que je n’enverrai pas.

 Hier j’ai passé la journée à écrire à Sami. J’ai écrit tout le jour, liant sans défaillance les lettres les unes aux autres, les mots, les pages. Guirlande pour un garçon. Divertissement à ma peine. Je sentais que je ne devais pas m’arrêter, que cette activité monotone était la seule façon de contenir mon vertige, de le dissimuler à ma famille. J’écrivais avec lenteur et résolution, d’un rythme dont la régularité me berçait. Jusqu’à la fatigue, jusqu’au dégoût, jusqu’à pouvoir enfin me taire et rendre à ceux qui m’entourent un regard maîtrisé, j’ai minutieusement délié un cri massif. J’ai longuement déliré, longuement dérivé. Délire conjuré mais tenace, dériveentravée mais irréversible, et l’effort contre la vie, contre le temps, contre moi fut tel que j’en ressens ce matin la trace. Dans mes os, mes nerfs, une courbature, des rouages crispés. Je comptais sur la délivrance qui vient de la formulation pour être avant le soir assez calme pour écrire avec mesure à Sami et, croyant que je recommencerais avec plus de mesure ma lettre après m’être une fois délivrée des folies que j’avais envie de dire, je fus d’abord tendre et violente. Mais c’est la mer que ce désir ! La mer qui se reforme après s’être brisée. A la deuxième, à la troisième lettre, chacune commencée sur un ton plus retenu que la précédente, chacune marquée par un durcissement de ma volonté, une restriction dans le don, une progression de l’effort pour tenir en moi, toujours avant la fin un mot dit imprudemment m’entraînait vers l’aveu. Le mot « nuit », le mot « langue ». – Un jour je connaîtrai ta langue…, et tous les possessifs dont le passage dans ma bouche y faisaient affluer la salive et la faim. Alors le fil des mots que je fabriquais depuis le matin se trouvait rompu, j’étais sans attache, dangereusement libre, devant l’avenir, vide ouvert.

                                               Je retranchais le mot.

Je me retranchais du mot, je me retranchais des étoiles que devenaient le mot « nuit », le mot « langue » dans l’espace où je les avais lancés et où je subissais désormais leur attraction, je me privais de leur éclat, je refusais de mettre au monde de mes rêves de nouvelles étoiles, je me fermais les yeux, je me fermais la bouche, je refusais mon pouvoir d’inventer un nouvel amour.

                                               Ô ma douleur de me taire

Après toutes ces lettres en vain, je dus tout à l’heure écrire celle que j’ai remise à la poste. A  cause de la vague nausée qui m’est venue de redire souvent les mêmes choses et d’atténuer à grand-peine la vérité, ce que lira Sami est sans force et sans grâce, et comme le brouillon des pages que je réserve.

J’écris aux vivants  des lettres fausses et de vraies lettres à personne. De sorte que je suis imaginairement vivante et dans le réel comme morte. De sorte qu’écrire étant ma vie et mon refus de vivre, je confonds le réel et l’irréel, le mensonge et la vérité, ma raison et ma folie. De sorte que j’ai mal à la tête, que je ne dors plus, et que je me perds à cause de l’effort même que je fais pour me conduire.

 

6 août 1967

Je n’aurais pas envie d’écrire, je n’écrirais pas si j’étais auprès de Sami. Ce n’est pas par orgueil que je le fais. Je ne partage pas avec les écrivains adolescents le désir de la gloire. Je ne crois pas en l’immortalité. Je n’ai que le désir de vivre tant qu’il en est temps et je sais que ce temps est bref. J’écris pour me tenir tête.
A de certains moments faire des phrases me donne du plaisir, apaise jusqu’au désir charnel, consomme avec mes forces mon amour. Me rassasie, me lasse et fait que je peux me suffire.
Faible satisfaction. Jouissance amère et qui ne vaut pas ce dont je me prive. Mais des plaisirs que je peux prendre, écrire est le plus innocent. Sans doute ai-je de l’innocence une idée personnelle, et d’ailleurs récente. Je parle de l’innocence de mes actes. J’écris pour préserver l’innocence de mes actes. Mais écrire n’est-il pas un acte ? Ecrire est un acte simulé, le refus et le contraire d’un acte.
J’écris pour ne pas pécher dans mes actes.

 

Au soir du 9 août

Trois jours sans écrire. Impossibilité de vivre et d’écrire à la fois.
Je vivrai avec Sami. Les quelques jours qui me restent, je les donne à l’achèvement de ce que j’ai ici commencé.

 

Après le 8 août

Peut-on retrouver le temps perdu sans perdre l’instant ? Nul ne saura le mystère du commencement de mon amour. Car je vais rejoindre Sami. Je vais vivre avec lui. Je vais faire avec lui notre histoire. Je n’ai pas le temps de raconter le passé.

 

 10 août 1967

Je souffre de violents maux de tête et  ressens de l’inertie dans mes membres. Par instants mes mains se crispent involontairement et je forme les mots avec maladresse. Je suis comme entravée pour parler de certaines choses, et je note, sans en tirer de conclusions particulières, que je ne rencontre cette difficulté qu’à propos des faits inexplicables qui sont au début de cette histoire et de ce qui, avant ou depuis, m’a paru insolite et dont je me souviens sans en pénétrer le mystère. Ainsi n’ai-je pu faire encore le récit de la journée du 21 juillet, qui fut celle où je rencontrai véritablement Sami bien que je l’aie vu à plusieurs reprises pendant les jours précédents. Je n’ai pu davantage parler des choses qui durant ces derniers mois me sont apparues comme des signes, sans que je sache leur sens. Qui défend que j’en fasse le récit, que je révèle ce qui, sous des formes diverses, m’a fait violence ? Je ne tiendrai compte d’aucune défense et je dirai ce que je veux dire. Mais je sais ce qu’il m’en coûtera.

 

10 août 1967. Contre Proust

L’auteur sait la vanité de tout effort de reconstitution. Ecrire est une manière de raviver le passé, mais les mots ne nous sont donnés que parcimonieusement au terme d’une attente méritoire.
On veut se souvenir et pour se souvenir on se détourne de la vie. On croit qu’on ne perdra qu’un instant pour un instant révolu ; un précieux moment passé vaut peut-être un moment nouveau, mais l’écriture est trop lente : on échange toute sa vie contre des fragments imparfaits d’histoire.
L’auteur est une jeune femme de 23 ans. Le sacrifice de son avenir ne servirait de rien. Le reste de sa vie, à supposer qu’elle soit longue, ne lui suffirait pas pour refaire un seul de ses ans.
Il est impossible de retrouver le temps perdu.
Il est également impossible d’écrire la vie sur le vif.
Un moment j’ai vraiment cru que je n’allais rien dire de ce qui s’est passé à Paris, que je n’écrirais plus jamais, et je viens soudain de connaître un grand repos en comprenant qu’il n’y avait là que des mots, des mots écrits par moi, des mots dont je peux ne tenir aucun compte : j’écris ce que je veux ! Sentiment de faire surface, de l’avoir échappé belle ! Mesure prise de mon pouvoir. Décloisonnement dans ma pensée, transgression d’une frontière.

                                                           Liberté !

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